R.O.C. 06
23Oct/12Off

Comment démanteler la méga-machine ?

Publié sur Entropia, repris sur les-oc.info
[Merci à Philippe Bihouix de nous permettre de reprendre cet article publié d'abord dans le numéro 12 de la revue Entropia]

Fukushima a été l’occasion cruelle de rappeler à tous les réalités intolérables de l’industrie nucléaire, et marquera sans aucun doute le coup d’arrêt de sa « renaissance » annoncée sous les auspices de la lutte contre le changement climatique et de l’arrivée imminente des pics pétrolier et gazier. Le débat sur la sortie du nucléaire progresse même en France, mais il reste enchâssé dans les aspects techniques de la substitution, possible ou non, à quel rythme et à quel coût, de la production électronucléaire par d’autres énergies.

Pourtant, démanteler les centrales nucléaires ne suffira pas à sortir de l’anthropocène, loin s’en faut. Car en fondant la sortie du nucléaire avant tout sur le développement massif des énergies renouvelables, nous nous bercerions des mêmes illusions que les plus farouches partisans du nucléaire : en particulier la croyance en la pérennité de notre système industriel, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Or d’ici quelques décennies celui-ci aura vécu.

Prendre la vraie mesure de la transition nécessaire

Pourquoi en effet, selon nos brillants technarques, se lancer dans la construction ruineuse de centrales de troisième génération (type EPR) qui ne résolvent en rien les questions des risques ou des déchets, ni celle d’ailleurs des réserves de combustible, l’uranium 235 – qui à elle seule, n’aurait de toute manière pas permis un développement très fort de l’industrie nucléaire[1] ?

Un des arguments « rationnels » avancé est que le nucléaire pourrait – devrait ? – devenir, à terme, disons dans quelques dizaines d’années, une énergie propre et abondante dont l’humanité ne pourra se passer. Il serait ainsi nécessaire, presque coûte que coûte, de maintenir sous perfusion la filière afin de mener les recherches et d’acquérir les expériences industrielles qui permettront, dans un premier temps, vers 2040 ou 2050, de passer à la quatrième génération (les surgénérateurs), puis, à l’horizon 2100 peut-être, à la fusion, sans parler d’autres produits intermédiaires comme les mini-centrales sous-marines, forcément tellement pratiques et sûres.

La quatrième génération et les suivantes « mangeant » de l’uranium 238, du plutonium voire certains actinides, viendraient résoudre le problème des réserves, et d’une partie des déchets. Nous aurions, enfin, quelques milliers d’années devant nous. Quant à la fusion, le fantasme de l’énergie en quantité infinie et non polluante justifie les milliards engloutis dans ITER[2]. En résumé, il faudrait donc appuyer à fond sur la pédale de l’accélérateur, tout en serrant les fesses pour ne pas avoir trop de problèmes avec nos cocottes minute actuelles et à venir – car on nous le répète désormais à l’envi : il n’y a pas de risque zéro – en attendant un avenir meilleur et absolument propre.

C’est faire fi des aspects systémiques de notre société industrielle qui risquent fort de venir perturber ce charmant scénario. Pour ne prendre qu’un exemple, le développement du nucléaire est basé sur une formidable disponibilité en énergies fossiles et en métaux.

Compte tenu des conditions de travail sévères dans un réacteur nucléaire ou dans la filière des combustibles et des déchets, les matériaux utilisés doivent résister à la température, la pression, la chaleur, la corrosion, l’irradiation. On y trouve ainsi du nickel, du titane, du cobalt, du tantale, dans les aciers inoxydables et les alliages à haute teneur en nickel, très largement employés dans la robinetterie nucléaire ; du zirconium pour emballer les « crayons » de combustible ; du plomb pour ses capacités à absorber les radiations ; du tungstène pour les conteneurs de combustible nucléaire ; de l’hafnium, du cadmium, de l’indium, de l’argent, du sélénium, du bore[3], matériaux absorbeurs de neutrons utilisés dans les barres de commande et de contrôle ; du lithium, comme réfrigérant pour les réacteurs ou dissolvant de combustible nucléaire ; etc.

Pour toutes ces ressources minérales, nous disposons de 50 à 100 ans de réserves – et encore pour les plus abondants. Nous exploitons un stock géologique limité, qu’il ne sera possible d’augmenter péniblement à l’avenir qu’au prix d’une dépense énergétique exponentielle, parce que les ressources seront moins concentrées et/ou moins accessibles (plus profondes, sous-marines ou aux latitudes polaires). De la même manière que l’on épuise la planète à lutter contre le pic de pétrole conventionnel avec un rendement – Energy Return On Energy Invested – dangereusement décroissant[4], il faudra bientôt compter avec d’autres indicateurs, Metal Return On Energy Invested, Energy Return On Metal Invested, ou même Metal Return on Metal Invested.

Alors à quoi bon chercher – à grands frais et surtout grands risques – à développer des systèmes techniques qui nous apporteraient prétendument des milliers d’années de réserve d’énergie, puisqu’il faudra bien, fatigue oblige, renouveler les centrales, quel que soit leur type, au moins une ou deux fois par siècle, ce qui sera littéralement impossible puisque nous manquerons de métaux pour les construire, voire même pour maintenir l’ensemble du système technique (robotique, électronique, informatique, moyens de déplacement rapide pour experts ou techniciens spécialisés…) permettant leur exploitation ?[5] Car la contrainte géologique s’appliquera aussi aux métaux non spécifiques de l’industrie nucléaire, comme l’étain, utilisé pour les soudures électroniques.

Or, malheureusement, nous pourrions étendre ce même raisonnement aux autres énergies, à commencer par l’éolien de forte puissance et le solaire. Certes, avec la dimension du risque d’accident en moins, ce qui est déjà énorme !

Car sinon, quelle différence, en termes de contenu technologique, de complexité technique, entre une centrale nucléaire et une éolienne industrielle de 5 ou 7 MW, par exemple ? Ou plutôt, un macrosystème de milliers d’éoliennes et de « fermes » photovoltaïques, reliées par des smart grids permettant à tout instant d’équilibrer offre intermittente et demande variable ? Aucune : on y trouve également des métaux farfelus, une organisation de production mondialisée, exigeant des moyens industriels à la portée d’une poignée d’entreprises transnationales, une installation, une exploitation et une maintenance requérant des moyens exceptionnels (barges, bateaux, grues, remorques spéciales…), ne pouvant s’appuyer que sur une expertise fortement centralisée, un réseau de fabrication et de distribution de pièces détachées ultra-techniques, de l’électronique à tous les étages… A mille lieues d’une production autonome, résiliente, ancrée dans les territoires, et maîtrisable par des entreprises et des populations locales.

Peut-on imaginer de maintenir un tel système de production pendant des siècles ou des millénaires ? Naturellement non, pour la même raison que les centrales nucléaires : il faudra bien changer ces grandes éoliennes tous les 30 ou 40 ans, avec l’impossibilité de recycler correctement – c’est-à-dire sans dégradation de l’usage[6] – tous les matériaux, le manque à venir de ressources spécifiques, la dépendance cachée aux énergies fossiles[7] et à l’ensemble de la méga-machine technique.

Reposons notre question : alors à quoi bon se lancer dans un grand programme industriel de renouvelables si l’on sait déjà que le niveau actuel (ou légèrement amendé à coup d’efficacité énergétique) de notre dépense énergétique n’est pas soutenable sur le long terme ? Pour s’acheter du temps, répondrons certains, et se permettre d’organiser la transition. Mais alors pourquoi ne pas organiser plutôt la transition tout de suite ? Cela éviterait de gaspiller des ressources précieuses – énergie et matériaux – dans l’intervalle en continuant à accélérer le système.

Concrètement, qu’est-ce que cela implique ? Prendre la vraie mesure de la transition. Rester simple. Parfois, en faire le moins possible.

Prendre la vraie mesure de la transition, c’est admettre que les formes d’énergie vraiment durables sont sans doute celles basées sur des systèmes moins « agressifs », très locaux et adaptés à leur environnement et de relativement « basse technologie » – afin d’être réalisables, réparables et remplaçables localement – quitte à renoncer à un peu de rendement et de performance : micro et mini hydraulique, petites éoliennes « de village », solaire thermique pour les besoins sanitaires et la cuisson, pompes à chaleur, biomasse…

Las, la quantité d’énergie récupérable par de telles technologies sera bien faible eu égard à nos standards occidentaux. Pas la peine d’espérer faire fonctionner des batteries d’escalators, des trains à grande vitesse ou de gros sites industriels chimiques et électrométallurgiques. Mais si l’on s’organise bien, assez probablement pour vivre décemment[8] et ne pas retourner au lavoir pour faire la lessive à la main. Il faudra par contre monter les escaliers à pied et renoncer aux canettes en aluminium.

Les implications techniques, économiques, sociales, et culturelles sont abyssales. Pour n’en citer que deux, il sera probablement nécessaire de nous « désurbaniser », pour retrouver l’échelle du village et du bourg, car si une petite éolienne sur un toit peut faire fonctionner une machine à laver, elle ne pourra pas fournir le courant à tout un immeuble ! Sans parler du bois de chauffe… Il faudra également penser le ralentissement – sociétal, culturel – pour retrouver le temps nécessaire à un meilleur partage des équipements collectifs et une consommation d’énergie plus basse. Dans les transports et les loisirs naturellement, et, pour rester sur la lessive, parce qu’il faudra peut-être lancer la machine (donc pas trop loin de chez soi) au moment où le vent se lève ! Après tout, à l’époque pas si lointaine des moulins à vent, je suppose que le meunier faisait autre chose les jours de calme plat[9].

Rester simple, car à chaque fois que nous faisons le choix de systèmes plus complexes (pour améliorer le rendement par exemple), plus centralisés, plus mécanisés, plus machinisés (nouvelle frontière de la « productivité » qui vise au remplacement des métiers d’accueil et de service[10]), nous nous éloignons a priori du monde durable et nous rendons plus difficile et plus douloureux le chemin vers la sortie de l’anthropocène. Quelle place demain pour l’informatique, le réseau internet, les télécommunications, tellement enferrées dans l’innovation permanente, la complexité et l’obsolescence programmée ? La réflexion reste à construire, bien au-delà des premiers concepts éthérés du green IT et du Cloud Computing, dont les gains théoriques ont jusqu’à présent été balayés par un phénoménal effet rebond.

Parfois, en faire le moins possible : c’est d’abord de pas nuire, ne pas détruire ce qui peut encore être préservé. Ce serait déjà une vraie révolution, tant nous en sommes éloignés aujourd’hui. L’artificialisation des sols en France emporte la surface d’un département tous les 7 ans ! Et l’on continue joyeusement à bétonner, asphalter ou empierrer, sans doute parfois[11] avec les meilleures intentions (les lignes grande vitesse qui éviteront les déplacements en avion, les plateformes logistiques qui permettront le report modal, etc.)

Ensuite peut-être ne pas s’acharner à « réparer » à tout prix, regarder avec circonspection les réhabilitations de certains sites industriels – quand la dépollution consiste à racler la terre polluée pour aller l’enfouir ailleurs.

Cas emblématique : celui du démantèlement des sites nucléaires. Il est fort à parier d’ailleurs que la plupart ne seront en réalité jamais démantelés, mais uniquement laissés en place[12], devenant nos futurs territoires tabous, quand bien même le montant provisionné à ce jour serait correct[13]. Car là encore, il faut une société riche d’énergie, de matériaux et de technologie pour avoir les moyens matériels d’un démantèlement (cf. l’exemple certes spécifique mais néanmoins hallucinant de Superphénix dont les 3 500 tonnes de sodium désormais radioactif sont maintenues en fusion depuis son arrêt pour être lentement et précautionneusement désactivées en soude). Le jour où il faudra réellement débloquer les sommes provisionnées, c’est-à-dire ni plus ni moins que des octets sur un compte électronique comme signes modernes d’un bon à tirer – malheureusement théorique – sur le travail et les ressources du futur, les moyens humains et matériels feront défaut.

Quelques leçons de l’abolitionnisme anglais

Comment entamer le démantèlement de la méga-machine, et surtout quelles chances de réussite dans un monde tellement imbriqué économiquement et culturellement ? Comment se lancer dans une aventure aussi extravagante que le ralentissement et la relocalisation, alors que l’ensemble du monde accélère et que les échanges s’intensifient ? Inimaginable.

Nous n’aurions alors d’autre choix – encore le coup du There is no alternative – que de mettre en place une gouvernance mondiale, ou à la rigueur européenne, pour se lancer dans l’aventure et amorcer un consensuel et lent virage sur l’aile à la sauce développement durable, dans une version 2.0 qui se voudrait peut-être un peu plus volontariste. On imagine le temps qui serait nécessaire à un tel alignement (cf. les négociations sur le climat), à moins que des catastrophes mondiales convaincantes – ou un Peak Oil particulièrement sévère – ne précèdent l’effondrement, ce qui n’est pas particulièrement souhaitable.

Et si, au contraire, l’alternative était possible ? Afin d’illustrer mon propos, j’aimerais partir de trois éléments tirés de l’histoire de l’abolition de la traite et de l’esclavage en Angleterre[14].

D’abord, l’Angleterre vote, de manière unilatérale, l’abolition de l’esclavage en 1833. Il ne manquait pourtant pas d’économistes et de « décideurs » pour expliquer que cette décision allait grever le budget des plantations et mettre à mal la compétitivité du pays et les petites entreprises familiales[15]. Ensuite, ils appliquent avec constance, dans les décennies suivantes, une diplomatie volontariste fondée sur le bilatéralisme, après avoir renoncé au multilatéralisme inopérant sur le sujet, faisant pression sur les autres Etats, pour les faire plier et voter eux aussi l’abolition. Enfin, ils engagent une force navale dans l’Atlantique, le British African Squadron, pour faire la course aux bateaux négriers et augmenter la pénibilité, donc le coût, du doux commerce triangulaire.

Les historiens pointilleux et les esprits chagrins me pardonneront ces simplifications à la serpe et le passage sous silence de certaines subtilités : que l’émancipation effective fut assortie de nombreuses clauses transitoires et compensatoires pour les planteurs, que ce bilatéralisme forcené était sans doute conduit avec certaines arrière-pensées hégémoniques de l’Empire britannique… Certes. Il n’empêche qu’indéniablement cela a accéléré la fin de l’esclavage, que les sociétés abolitionnistes étaient portées par un véritable souffle humaniste et universaliste, et qu’on ne peut que saluer le courage politique d’un Thomas Clarkson ou d’un William Wilberforce.

Quelles leçons en tirer ? Pourquoi ne pas décider de manière unilatérale (un pays, ou un petit groupe de pays européens par exemple) d’entrer réellement en transition ? Certes de nombreux biens et services sont échangés avec l’ensemble de la planète, mais une large part de l’économie reste cependant nationale, et les échanges avec les pays frontaliers restent majoritaires.

Qu’est-ce qui, foncièrement, nous empêche de revoir dès maintenant les règles d’urbanisme en profondeur, pour mettre fin à l’étalement urbain et réduire les déplacements ? De transformer radicalement notre système de gestion des déchets ? L’installation systématique de composteurs[16], avec un accompagnement d’une partie des éboueurs reconvertis en « conseillers compost », permettrait de réduire le volume de moitié et de rendre des nutriments non pollués aux terres agricoles, tandis qu’on pourrait réduire le reste et recycler très fortement, avec une réglementation volontariste sur l’emballage et les imprimés publicitaires (tout cela sans mettre à mal les finances publiques). De lancer un programme massif de soutien et de conversion à l’agriculture biologique, de remembrement agricole (vive les petites parcelles et les haies), de rééquilibrage des activités de culture et d’élevage ? D’abandonner les stupides programmes de lignes ferroviaires à grande vitesse, d’autoroutes, de routes ? De revoir notre fiscalité pour mieux arbitrer entre main d’œuvre, énergie et matières premières ? De faire évoluer notre échelle des valeurs pour mieux reconnaître socialement l’artisanat et les métiers manuels ? De réorienter drastiquement la recherche publique, l’enseignement ? Objectivement rien.

La puissance d’action de l’Etat et des collectivités, malgré les reculs des dernières décennies, reste considérable. Tant par le volume de leurs achats (pensons aux repas bios dans les cantines ou les administrations, aux prescriptions dans les cahiers des charges techniques des bâtiments…) que par les capacités normatives, réglementaires et législatives (comment se retenir d’interdire purement et simplement ces stupides voyages aériens subventionnés par les comités d’entreprise ou les éclairages de rue à Noël[17] ?)

Bien sûr, en réalité, avec un tel programme, nous mettrions probablement à mal indirectement, par un effet domino difficile à anticiper et à conceptualiser, un certain nombre d’activités économiques. Des entreprises fermeraient ou délocaliseraient[18]. On imagine bien que nos usines de production d’aluminium, par exemple, gourmandes en électricité pour transformer la bauxite importée, auraient tôt fait de s’installer ailleurs si nous stoppons les centrales sans leur offrir l’équivalent gazier (facile) ou éolien (difficile).

Et alors ? Que se vayan todos ! Qu’avons-nous à faire d’une production massive d’aluminium, qui sert aujourd’hui à fabriquer des portières de voiture, des encadrements de fenêtres pour les tours de bureaux et des emballages individuels pour les gâteaux industriels à l’huile de palme ? Nous emballerons nos sandwiches dans un torchon ou une boîte réutilisable au lieu du papier aluminium, et achèterons les yaourts[19] à la crèmerie du quartier, en ramenant nos petits pots en verre[20], voilà tout !

Ce qui compte, c’est de s’assurer que nous gèrerons les conséquences sociales – inévitables – de la transition. Car si nous pouvons voir partir ou disparaître sans hésiter telle ou telle activité nuisible, il n’est pas question de laisser sur le carreau les salariés qui en dépendent. Car c’est bien la défense de l’emploi qui empêche toute radicalité dans l’évolution réglementaire (il faut maintenir les sacs plastiques pour la filière de Haute-Loire) et oblige à toutes les compromissions (avec les pays peu démocratiques acheteurs d’excellence française, matériel militaire ou génie civil par exemple).

Or, prenons à titre didactique la disparition d’une usine de boulons, où de tout autre objet ou service qu’il vous plaira de choisir (engrais, pesticides, armes, automobiles, produits jetables, emballages, services de marketing, de publicité, d’ « évènementiel », etc.) Du jour au lendemain, si nous n’avons plus besoin de ces boulons parce que nous n’en avons plus l’usage (cf. l’aluminium supra), la disparition de l’usine ne change fondamentalement rien aux bornes de la société France : même quantité de nourriture produite, de vêtements, de mètres carrés de logement, etc. Le seul problème – et de taille ! – est que la mise au chômage du personnel vient déformer localement la répartition des richesses, donc leur capacité à consommer ces produits (nourriture, vêtements, logements…) Il suffirait donc de réorganiser cette répartition, par le maintien du salaire à vie grâce à une assurance chômage étendue, ou par la réduction et le partage du temps de travail, sans rien changer à la consommation des autres !

Plus facile à dire qu’à faire, naturellement, mais l’idée générale serait donc de faire décroître la consommation du superflu[21] de pair avec les emplois correspondants, tout en maintenant la cohésion sociale. En parallèle, il est fort à parier que l’évolution souhaitable dans l’agriculture (de plus petites exploitations, plus intensives en travail humain), dans l’artisanat (pour fabriquer et entretenir des biens durables), dans les services (le retour de l’humain contre la machine), devrait être pourvoyeuse d’emplois.

Revenons à nos anglais. Quel pourrait être l’équivalent de leur bilatéralisme forcené ? Il pourrait s’agir par exemple des barrières douanières à l’entrée, sous forme de taxes ou de pressions réglementaires, qui auraient pour effets d’obliger les pays exportateurs à s’aligner, d’une manière ou d’une autre, pour accéder à notre marché, et pour partie de relocaliser la production.

On ne reprochera pas à l’huile d’olive d’être produite là où le soleil est généreux – il serait néanmoins agréable de savoir que celle-ci est produite de manière décente pour l’environnement[22] – mais pourquoi, à terme, les chaussures devraient être produites ailleurs que localement, sauf peut-être dans les pays où les contraintes géographiques ne permettraient pas de produire assez de cuir pour les besoins de la population ?

On pourrait également imaginer très facilement de revoir totalement notre aide au « développement », qui continue à être fondée, malgré un léger vernis vert, sur l’exploitation des ressources locales (ouvrir des routes pour exploiter des mines ou des forêts, construire des barrages pour alimenter des usines, etc.)

Et l’équivalent du British African Squadron, me direz-vous ? Eh bien… sans aller jusqu’à imaginer que notre marine nationale pourrait aller courser les bateaux qui pratiquent la pêche intensive ou en eaux profondes, ou que nos commandos parachutistes pourraient aller réaliser des contrôles environnementaux chez nos fournisseurs étrangers[23], on pourrait imaginer par exemple des pressions sur les compagnies transnationales qui souhaitent exercer des activités en France.

La transition, hic et nunc

Pourquoi attendre donc ? C’est bien ici et maintenant que nous pouvons et devons nous lancer dans la sortie de l’anthropocène, à tous les tempos, à toutes les échelles, locales, régionales, et nationales.

L’entamer dès à présent, commencer à démanteler, pièce par pièce, la méga-machine, avec opiniâtreté, car la route sera longue et sinueuse, c’est de toute manière préparer l’avenir en augmentant la résilience de nos sociétés, leur capacité à encaisser les chocs et les contre-chocs qui ne manqueront pas de se produire régulièrement, dans un monde à court de carburant – l’abondance de l’énergie, des matériaux et des surfaces disponibles – et qui connaîtra donc des soubresauts. Fonder l’espoir d’une sortie de l’anthropocène, c’est aussi ouvrir une perspective différente de celle d’une « crise » sans fin d’un capitalisme à bout de souffle.

Philippe Bihouix

[1] 70 à 100 ans de réserves tout au plus au rythme de consommation actuelle, soit environ deux décennies de visibilité en cas de triplement du parc installé, par exemple, qui était un scénario de développement tout à fait envisagé par l’industrie ou l’Agence Internationale de l’Energie avant Fukushima

[2] A condition d’éviter de crier sur les toits que les ressources ne sont pas infinies là non plus : l’énergie provient de la fusion de deux isotopes de l’hydrogène, le deutérium et le tritium, mais ce dernier, non présent à l’état naturel, devrait être produit « par exemple » à partir du… lithium – un métal pas particulièrement abondant (2 à 3 fois moins présent que le cuivre dans la croûte terrestre) !

[3] Qui n’est pas un métal mais ne l’empêche pas d’être disponible en quantité limitée

[4] Seulement 3 barils produits pour 1 investi dans les sables canadiens de l’Athabasca, contre 50 pour 1 ou plus dans les champs géants historiques

[5] Il est d’ailleurs étonnant de noter que les mêmes partisans du nucléaire souhaitent enfouir les déchets pour ne pas les exposer, d’ici quelques décennies, à un monde qui deviendra instable et dangereux (voir par exemple l’excellent documentaire Into Eternity, sur le site d’enfouissement finlandais Onkalo). Ce qui n’est pas très cohérent avec l’espoir d’exploiter en même temps cette énergie à grande échelle

[6] Un recyclage avec la possibilité d’une utilisation aussi noble que celle d’origine, ce qui est rarement le cas

[7] Nous avons parlé des métaux ; mais le raisonnement s’applique – encore plus – à tous les matériaux de synthèse issus du pétrole et du gaz (plastiques, polymères…) A moins d’espérer les biosourcer avec la chimie du végétal (en compétition très probable avec les usages alimentaires) ou de transformer les schistes bitumineux (mais nous serons alors rattrapés par la dépense énergétique)

[8] La définition de ce niveau de décence étant bien entendu épineuse et éminemment subjective

[9] Je ne plaisante qu’à moitié… en ayant conscience d’alimenter les craintes du « retour à la bougie » ! On peut espérer néanmoins que des systèmes plus évolués permettront de réduire l’intermittence des sources d’énergie – par exemple la micro-hydraulique, qui n’est qu’un moulin à eau électrifié, ou les générateurs à base de biomasse.

[10] Toute personne ayant mis les pieds récemment dans un bureau de poste comprendra ce que j’entends par là

[11] Au bénéfice du doute, dirons-nous, car il s’agit plutôt de nourrir la méga-machine, les entreprises de travaux et les spéculateurs immobiliers

[12] Eventuellement maintenus hors d’eau pour éviter toute contamination de la nappe phréatique ?

[13] Ce qui fait quand même largement débat, puisque les estimations varient de 200 millions à 3 milliards d’euros par réacteur

[14] Sans oublier toutefois, l’Abbé Grégoire et la première abolition votée en 1794 par la Convention

[15] Comme l’ensemble des progrès sociaux, qui toujours allaient sonner le glas de la compétitivité des entreprises et des territoires : limitation du travail des enfants, semaine de 5 jours, 40 heures hebdomadaires, congés payés… On connaît le refrain, plus que jamais ânonné.

[16] Ou, dans les villes denses, de composteurs à lombric

[17] Pour ne s’en tenir qu’à deux exemples idiots et ne pas verser dans « l’écologie liberticide »

[18] Les esprits retors répondraient à cet argument que c’est ce qu’elles font déjà depuis des décennies. Mais tout est une question de rythme.

[19] Dont il ne vous aura pas échappé qu’ils se sont dotés, vers la fin du siècle dernier, d’un opercule aluminium – plastique grâce à un marketing efficace de nos producteurs d’aluminium locaux

[20] Eh oui, comme autrefois. Je force un peu le trait pour appuyer mon propos, le lecteur l’aura compris.

[21] Précisons à nouveau, dont la définition reste subjective et donnera lieu à d’épineux débats qu’on espère démocratiques

[22] Ce qui disqualifiera donc très rapidement l’huile de palme comme corps gras importé

[23] Quoique l’idée ne soit pas déplaisante, elle pourrait nous attirer certaines inimitiés

Commentaires (1) Trackbacks (0)
  1. Pour démanteler la méga-machine, il faut comprendre et déconstruire les réseaux qui la constituent.
    Eléments de méthode, notamment dans l’article proposé en lien : http://yannickrumpala.wordpress.com/2010/03/10/autre-monde-autre-reseaux/


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